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Contrôler les développeurs

Voilà une profession en plein boom, une profession de créateurs, une des rares à ne pas avoir été démolie par la révolution internet. Les estimations du nombre de développeurs varient selon les sources. Retenons celles de qui prennent en compte les inscrits sur Github, Stack Overflow et npm, donc des codeurs: ils seraient 20 millions dans le monde (chiffre conservateur), en croissance de 20 % par an. Ils pourraient être 45 millions en 2030 minimum, un doublement en dix ans, d’après le consensus.
Certes, ils sont à l’origine de la révolution du software et de l’internet (software is eating the world), mais leur création pourrait bien se retourner contre eux. Essayons de comprendre pourquoi. Les créateurs du monde d’avant internet avaient créé leur filière pour aller jusqu’au consommateur. Généralement, le coût de mise en place de cette filière était lourd et fixe, amorti sur un nombre considérable d’unités produites qui décourageait les nouveaux entrants, le consommateur était acquis:
Les journalistes étaient affiliés à des journaux comprenant des salles de presse avec correspondants dans le monde entier, des imprimeries et des transporteurs pour déposer le journal jusqu’à la porte de l’abonné ou jusqu’au kiosque. Le nombre de journalistes était limité par cette infrastructure, ils avaient le statut de professionnel, une sorte de numerus clausus. L’internet a chamboulé ce bel équilibre, en donnant la possibilité à tout le monde de relayer une information, filmer une vidéo et la publier sur le champ. Tout à coup, il y avait 7,7 milliards de journalistes potentiels, le germe de la destruction était en place.
Les acteurs passaient des contrats avec des agents qui les plaçaient auprès de réalisateurs et producteurs. l’ensemble de la chaine reposait sur le contact humain, donc une sélection limitée pour des films très coûteux distribués dans des salles de cinéma, puis en vidéo, avec un gros investissement marketing. La curation devient algorithmique, donc ouvre le champ des possible à des acteurs de second rang d’abord (Netflix) puis à de nouveaux acteurs qui n’auraient jamais pu percer dans l’ancien système. L’échec de Quibi ( films courts avec le circuit traditionnel) est à mettre en regard avec TikTok qui donne la possibilité à ses 800 millions de membres de créer et pour les meilleurs de percer.
Les créateurs de widget devaient trouver leur place dans un espace physique proche du consommateur. Cet espace, limité, a été dominé par la grande distribution qui privilégiait les produits de marques. Il y avait beaucoup de frais fixes et finalement peu d’élus pour trouver leur place auprès du consommateur. Avec l’internet, la barrière de l’espace disparait, tout créateur de widget peut lancer un site marchand sur Shopify, faire de la pub sur Facebook et trouver son public. Les barrières à la production tombent.

Qu’en est-il des développeurs ? A l’inverse des journalistes ou des acteurs, avant internet, ils n’avaient pas ou peu accès au client final, au travers d’une chaîne de distribution. Au début de l’informatique, les développeurs étaient liés à la machine: les instructions étaient manuelles puis constituées d’impulsions électriques qui impliquaient un formatage de la machine ! L’ordinateur devait être reconfiguré a chaque fois, processus tres fastidieux. Les gros ordinateurs et les programmeurs qui allaient avec se trouvaient dans les grands laboratoires de recherche ou les universités. L’ordinateur était surtout un super calculateur. Puis sous l’impulsion de Von Neumann notamment, l’ordinateur et le programme sont devenus autonomes. L’ordinateur a gagné en simplicité en devenant configurable, et les programmes ont introduit des routines facilement interprétables par le hardware. De plus, l’évolution des langages de programmation (l’orchestration des routines) a entrainé une diversification des usages, du calcul aux applications pour le monde des affaires, du FORTRAN d’IBM au COBOL, puis à l’Algol, ancêtre du langage C développé pour UNIX. Les développeurs ont quitté les laboratoires pour intégrer les entreprises. Et ils sont devenus un maillon essentiel de celles-ci, développant des applications propriétaires sur leurs serveurs.
Microsoft et son OS standardidé Windows ont encouragé des développeurs à concevoir des logiciels potentiellement accessibles sur tous les PC équipés de Windows, donc ont donné une ouverture vers le client final. En même temps cette ouverture pouvait être fatale pour Microsoft, si une application devenait plus utilisée que Windows. C’est pourquoi Microsoft a cherché à contrôler les développeurs en les bloquant dans Windows, entraînant la réplique de l’Open source de la part de ces derniers (Linux). L’internet a amplifié le processus de libération des développeurs... et la réaction des agrégateurs. Il a rendu facilement accessibles des applications plug and play amorties sur un nombre considérable de clients qui sont venues déloger bon nombre de développements internes. Salesforce créé en 1999 a été la première application de masse, précurseur des nombreuses applications cloud. Dans les années 90, l’arme de Microsoft pour contrôler les développeurs était le standard propriétaire. Depuis l’avénement de l’internet, l’arme des agrégateurs est le client. Tout le jeu des agrégateurs est de détenir la demande, en proposant une capacité de choix sans pareille qui marginalement ne leur coûte rien (d’où leur préférence pour les biens digitaux). Cette détention de la demande leur permet de faire plier l’offre pléthorique à leurs conditions. Apple est un cas d’école de la relation ambivalente entretenue avec les développeurs: d’un côté leur donner accès au hardware, de l’autre dans des conditions strictement définies par Apple. La société se souvient en effet de la fin des années 90 où son sauvetage a dépendu de la compatibilité d’Adobe ou Office avec MacOS. Il n’est plus question de donner un tel pouvoir aux développeurs. Dans l’AppStore, Apple définit l’interface client et impose ses conditions aux développeurs. Jusqu’à la semaine dernière il pouvait bloquer une mise à jour pour un désaccord avec un développeur. Une des contraintes est de devoir payer 30% du chiffre d’affaires des biens digitaux vendus au travers de l’AppStore. Cela incite les applications à faire souscrire les abonnements en dehors de l’AppStore, sur le web, tout en laissant les utilisateurs utiliser l’app de l’AppStore. Apple considère cette manœuvre comme un détournement et cherche à obliger les fournisseurs d’application à payer sur l’AppStore ou à payer de toute façon même si l’abonnement est pris en dehors de l’AppStore. Apple va encore plus loin dans le contrôle des développeurs: en adoptant les puces ARM pour ses prochaines générations de Mac, il rapproche les systèmes d’exploitation du Mac, de l’IPhone et de l’IPad. Les développeurs vont se retrouver face à une base installée d’1,4 milliards d’appareils, ce qui ne favorise pas la négociation. Amazon, Microsoft et Google ont une autre façon de contrôler les développeurs: ils leur fournissent de nombreux outils, à travers leur offre cloud, pour développer. Dès lors cependant qu’une application perce, ils la copient et intègrent cette copie à leur offre cloud: le client étant acquis les frais de distribution sont zéro alors que l’application innovante doit payer Facebook ou Google pour se faire connaitre. C’est ainsi que MongoDB, qui devient le leader de la base de données documentaire se fait copier par DocumentDB lancé par AWS. C’est la stratégie Amazon Basic utilisée à l’encontre des marchands. De même, Zoom et Slack se font copier par Teams. ll y a une tentative de maîtrise des développeurs qui est d’autant plus forte que le succès des agrégateurs est dû à des développeurs eux même sortis du rang ! Car contrairement aux journalistes ou acteurs, les développeurs ne seront pas faciles à mettre au pas.


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