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En ce premier jour du printemps, je vous écris d’une ville où le temps n’existe plus. Depuis que les rideaux de fer sont tombés sur tant de boutiques inutiles, Venise retrouve sa physionomie des siècles passés. Il n’est plus besoin de lever les yeux au dessus de la ligne des magasins pour tenter d’échapper à la pollution visuelle et sonore qui altérait la Sérénissime. L’oeil et l’oreille enfin disponibles, on se faufile dans les rues désertes pour rejoindre les quelques magasins d’alimentation qui ont survécu à l’invasion de la pacotille et des marques planétaires qui essaiment comme des métastases, on découvre une Venise nue et vulnérable. Une ville en partie vidée de ses habitants, de ses commerces de proximité, de ses artisans. Une ville en danger. Une ville esseulée mais pas abandonnée.
Aujourd’hui, au douzième jour de confinement, ce sont les vénitiens et eux seuls qui assurent la survie de leur ville. Derrière les façades cinq fois séculaires de son hôpital où les malades reçoivent soins et attention, dans ses rues toujours propres, dans les magasins où ceux qui achètent prennent soin de ne pas mettre en danger ceux qui prennent le risque de venir travailler… Pour les autres, les jours s’écoulent sans repères, sans horaires, sans vie sociale, on ne nomme plus les jours de la semaine.
Certains sont en train de tout perdre mais personne ne se plaint.
On fera les comptes plus tard et, avec un peu de chance, on parviendra à un juste équilibre entre le trop et le pas assez. Interdire Venise aux visiteurs ne serait pas juste, spolier les vénitiens de leur ville le serait moins encore.
Les vénitiens sont des gens courageux et résilients qui affrontent les épreuves avec humour et la certitude qu’ils en sortiront plus forts. Ici, on n’applaudit pas le soir au balcon parce qu’il y a parfois plusieurs rues ou canaux entre deux habitants. Pour la même raison, on ne donne pas de concerts d’une fenêtre à une autre mais certains, à l’improviste, lancent au ciel un Volare ou un air d’opéra. Pour le plaisir ou pour se donner du courage.
Le temps n’existe plus ici car le passé et le présent, dans cette situation si particulière, sont en train de se rejoindre tandis que le futur nous échappe. Etre vénitien, c’est trouver fièrement mais aussi humblement sa place dans une longue histoire qui a commencé bien avant nous et dont nous ne verrons pas la fin. Au coeur d’une ville inchangée depuis des siècles, s’inscrire dans l’histoire est naturel. C’est aussi une question de survie : Venise est une utopie réalisée puis perpétuée par des hommes qui voulaient vivre bien ensemble. Les racines donnent la confiance pour oser, créer, rêver, être. Invisibles, elles nous rendent bien plus forts que la surface des apparences, l’obsession du paraître ou la consommation compulsive qui nous volent nos vies en nous les faisant vivre en dehors de nous-mêmes. Depuis son isolement, Venise l’éternelle nous donne à méditer sur quelques questions essentielles et si souvent négligées : se réapproprier sa propre vie, s’inscrire dans la continuité du temps, être relié aux autres dans le présent comme dans le passé et le futur, partager la Terre, notre maison commune.
Arièle Butaux,
Venise, 20 mars 2020, 12 ème jour de confinement...


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